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Rapport Racine : le domaine public payant une nouvelle fois écarté

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Cette semaine a été rendu public le rapport « L’auteur et l’acte de création« , remis par Bruno Racine, ex-directeur de la Bibliothèque nationale de France, au Ministère de la Culture. C’est la fin d’un long suspens, puisque cette publication tardait à intervenir, alors qu’elle était vivement réclamée par les organisations représentant les auteurs professionnels. A l’approche du salon de la BD d’Angoulême, la tension devenait de plus en plus forte, après plusieurs années marquées par une précarisation croissante des conditions de vie des créateurs en France, les ayant conduit à se mobiliser pour demander une intervention des pouvoirs publics.

Ce rapport Racine marquera sans doute un tournant, dans la mesure où il s’écarte de la doxa dominante à travers laquelle la question des conditions de soutenabilité de la création est abordée généralement dans notre pays. Il propose en effet la mise en place d’un véritable « statut professionnel des auteurs » pour que ces derniers puissent vivre de leur travail de création, et pas uniquement de l’exploitation de la propriété intellectuelle attachée à leurs œuvres. Défendre une telle approche revient à admettre ce que l’on sait en réalité depuis longtemps : si l’on excepte une toute petite minorité, le droit d’auteur n’est pas suffisant à lui seul pour faire vivre les créateurs. Leur subsistance repose plutôt sur une combinaison complexe et fragile de dispositifs : droits sociaux, financements mutualisés, subventions publiques, revenus complémentaires issus de la pluri-activité, etc. Tout en conservant une place au droit d’auteur, le rapport préconise de renforcer et de mieux articuler ces éléments entre eux, tout en rééquilibrant le rapport de force entre les auteurs et les intermédiaires de la création, type éditeurs, pointés du doigt comme un problème majeur.

Rien que pour cela, le rapport Racine est important et pour mieux comprendre les 23 mesures qu’il comporte, je vous recommande la lecture de cette analyse réalisée sur Twitter par l’autrice Samantha Bailly, engagée depuis longtemps sur ces sujets :

L’éternel retour du domaine public payant

Je voudrais de mon côté revenir dans ce billet, non pas sur une des propositions du rapport, mais au contraire sur une des mesures qu’il déconseille d’adopter.

Ces derniers temps à la faveur de la crise que traversent les auteurs, on a vu en effet réapparaître dans le débat public l’idée d’instaurer ce que l’on appelle un « domaine public payant » pour améliorer la condition des créateurs. Cette proposition, dont on attribue (assez abusivement) la paternité à Victor Hugo, consisterait à établir une sorte de taxe sur l’usage commercial des œuvres appartenant au domaine public, qui serait collectée par des sociétés de gestion collective pour être reversée à leurs membres. Aujourd’hui, l’auteur et ses ayant droits bénéficient de droits patrimoniaux durant 70 ans après la mort de l’auteur, mais à l’issue de cette période, les oeuvres deviennent librement réutilisables, sans autorisation à demander, ni redevance à payer.

J’ai déjà eu l’occasion maintes fois ces dernières années d’expliquer sur ce blog (voir ici ou ) à quel point la mise en place d’un domaine public payant constituerait une très mauvaise idée pour la création culturelle, sans apporter de réelle solution aux problèmes de subsistance des auteurs. Le fait que les droits d’auteur soient limités dans le temps permet en effet de constituer un vaste ensemble d’oeuvres dans lequel les auteurs peuvent aller puiser pour trouver de l’inspiration et créer à nouveau. Ce cycle de la création rendu possible par la liberté offerte par le domaine public profite donc en réalité d’abord aux auteurs eux-mêmes et les usages commerciaux des oeuvres anciennes constituent en outre une façon de diffuser et de réactualiser ce patrimoine commun dans la mémoire collective. Entraver par une taxe la faculté de rééditer des livres, de traduire des textes, d’adapter des histoires en films, de réenregistrer de nouvelles interprétations de morceaux, etc., cela revient à méconnaître la part essentielle du domaine public dans la dynamique même de la création.

Mais à chaque fois qu’une réforme du droit d’auteur se profile en France, on peut être certain que, telle les têtes de l’hydre de Lerne, l’idée du domaine public payant va refaire son apparition dans le débat. Quelques jours seulement avant la parution du rapport Racine, le nouveau président de la SGLD (Société des Gens de Lettres) – Mathieu Simonet – a d’ailleurs fait paraître dans L’Obs une tribune intitulée : « Victor Hugo avait une idée pour sortir les auteurs de la précarité. Il faut s’en inspirer« , vantant les vertus du domaine public payant.

J’avais quelques craintes concernant ce que l’on allait trouver dans le rapport final à ce sujet, sachant que Bruno Racine, du temps où il fut président de la BnF, a laissé de cuisants souvenirs aux défenseurs du domaine public. On lui doit notamment d’avoir mis en place des conditions d’utilisation restreignant l’usage du domaine public pour les images de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF et, pire encore, d’avoir conclu des partenariats public-privé de numérisation avec des entreprises ayant conduit à une véritable privatisation du domaine public.

Écarté en huit lignes…

C’est donc avec une certaine fébrilité que je me suis plongé dans le rapport Racine cette semaine en quête d’un passage qui traiterait de cette question du domaine public payant. On en trouve un à la page 68 dans la partie intitulée : « La création de nouvelles taxes n’est pas la piste la plus prometteuse » :

Il a été envisagé de mettre en place un mécanisme de solidarité entre les artistes-auteurs du domaine public et les auteurs vivants. L’idée, déjà avancée par Victor Hugo, apparaît séduisante à première vue. En effet, l’exploitation des œuvres du domaine public ne donne, par définition, pas lieu au paiement de droits d’auteur. Ce mécanisme de solidarité entre les artistes auteurs aurait du sens mais il nécessiterait une augmentation significative du prix des œuvres relevant du domaine public, si le but est de dégager une ressource notable. En outre, l’adjonction de préfaces ou de notes ferait de ces éditions des œuvres protégées sortant du champ d’une telle taxe.

Et c’est tout…

Exit l’idée du domaine public payant qui occupe donc huit lignes dans ce rapport de 140 pages. Bruno Racine ne se place – hélas – pas sur le plan des principes, mais il n’en avance pas moins un argument important à prendre en considération : une telle taxe sur l’usage des oeuvres du domaine public rapporterait des montants très faibles, sauf à la fixer à un niveau qui viendrait entraver la réutilisation des œuvres et freinerait l’accès au patrimoine à travers ses rééditions et adaptations commerciales. C’est en réalité quelque chose que les défenseurs du domaine public se tuent à expliquer depuis longtemps, en ajoutant que le domaine public gratuit est la garantie de l’accès du plus grand nombre à la connaissance et à la culture.

Et si on parlait (enfin) d’autre chose ?

Mais le plus intéressant (ou le plus cocasse) est la partie qui vient dans le rapport juste après celle consacrée au domaine public payant. Elle est en effet intitulée : « Les aides aux auteurs pourraient en revanche bénéficier d’un soutien accru des organismes de gestion collective« . On y apprend que les sociétés de gestion collective (type SACEM, SACD, SOFIA, SCAM, et autres) pourraient soutenir davantage les auteurs par le biais d’aides directes à la création et le rapport va même jusqu’à préconiser de modifier le Code de Propriété Intellectuelle pour garantir un taux minimum de retour aux artistes sur ces sommes. Sont visés notamment les rentrées massives que les sociétés collectives collectent via la redevance pour copie privée et les fameux « irrépartissables », ces redevances qu’elles n’arrivent pas à distribuer à leurs membres, mais qu’elles conservent comme un trésor de guerre pour financer leurs propres actions (de lobbying notamment…).

On pourra donc se souvenir du rapport Racine comme celui qui aura écarté l’idée du domaine public payant, tout en montrant que le problème de la précarité des auteurs réside dans la fragilité de leur position, à la fois face à des intermédiaires comme des éditeurs, mais aussi face à ces sociétés de gestion collective qui se présentent pourtant comme leurs représentants légitimes. Plus largement, le rapport met en lumière les dysfonctionnements des institutions, et notamment du Ministère de la culture. Ses représentants aiment en effet à se présenter dans leur interventions publiques comme « le Ministère du droit d’auteur », mais le rapport montre qu’il devrait d’abord se préoccuper de devenir un « Ministère du droit des auteurs » – ce qui n’est pas la même chose – et le Service du Livre et de la Lecture est particulièrement pointé du doigt.

Il est également ironique de constater qu’aucune des 23 mesures préconisées par le rapport pour améliorer la condition des auteurs n’a seulement été discutée lors des débats ayant conduit à l’adoption de la dernière directive européenne sur le droit d’auteur. On a pourtant beaucoup entendu à cette occasion des acteurs comme le Ministère de la Culture, les sociétés de gestion collective ou les éditeurs, qui prétendaient représenter les intérêts des créateurs et porter leur voix. Pourtant à la lecture du rapport Racine, on se rend compte que l’essentiel de ses propositions visent à assurer une meilleure représentativité des créateurs et à leur redonner du pouvoir dans leurs rapports avec le Ministère de la Culture, les éditeurs ou les sociétés de gestion collective.

Étonnant, n’est-il pas ?

Un soulagement, mais la vigilance reste de mise…

On peut donc être soulagé à la lecture du rapport Racine, mais il convient de ne pas baisser la garde trop vite. Il est possible – et ce serait même hautement souhaitable pour les auteurs – qu’un chantier législatif soit ouvert pour traduire dans la loi tout ou partie de ces 23 préconisations. Mais si le Code de Propriété Intellectuelle venait à être modifié – on sait que ce sera le cas bientôt pour transposer justement la fameuse directive européenne sur le droit d’auteur – on peut s’attendre à ce que l’idée du domaine public payant ressorte tout de même du bois.

Les députés de la France Insoumise ont par exemple déjà pris les devants en utilisant leur niche parlementaire pour proposer la mise en place d’un Fonds pour la Création qui serait alimenté par un domaine public payant. Depuis plusieurs années, la France Insoumise se fourvoie en effet dans l’idée que le domaine public payant constituerait une sorte de Deus Ex Machina pour sortir les auteurs de la précarité, au point que la proposition figurait même dans le programme du candidat Mélenchon. Il faut espérer que le rapport Racine leur fasse réaliser que le vrai combat à mener pour améliorer la condition des créateurs est ailleurs, notamment dans cette idée prometteuse de mettre en place un « statut professionnel des auteurs ».

Si l’on regarde lucidement les choses, le domaine public payant a toujours constitué une proposition hautement idéologique, habilement poussée par des maximalistes du droit d’auteur qui y voient l’occasion de revenir sur le principe de la durée limitée des droits patrimoniaux dans le temps. Le drame est qu’ils aient réussi à séduire une partie des auteurs, mais espérons que le rapport Racine nous aide à enterrer cette fausse solution.


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